Crise du coronavirus, crise d’un modèle politique



La crise du coronavirus se révèle déjà comme la source d’une crise économique et sociale grave. Elle sera suivie à coup sûr d’une crise des finances publiques. Mais une fois encore, c’est la place et le rôle de l’État qui sont en cause. Plus que celui de 2008, un tel scénario rappelle la fin des années 1970 voire les années 1930. Il faut cependant se garder des assimilations hâtives. L’État d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui des décennies précédentes et de même le contexte est très différent à tous points de vue, international, national, politique, sociologique, technologique...

Au-delà de la crise économique que le confinement et l’arrêt des activités rendent visible aux yeux de tous, c’est aussi à une autre crise moins perceptible à priori, la crise d’un modèle politique, à laquelle nous sommes confrontés. L’État qui, il y a une quarantaine d’années, a entamé dans le monde occidental un processus de déconstruction n’a toujours pas atteint une forme stable. Il n’est pas parvenu notamment à établir des rapports suffisamment clairs avec un marché économique et financier que tantôt il prétend piloter, tantôt il laisse libre de se réguler. Les conceptions et les pratiques politiques et économiques demeurent prisonnières de dogmes et d’à priori idéologiques mais aussi d’intérêts égoïstes qui limitent l’efficacité de l’action.

Quelle qu’en soit la raison, la création institutionnelle est en panne. Alors que dans le champ des sciences dures, la biologie et toutes les disciplines qui lui sont liées ne cessent de progresser dans la connaissance et au final de venir à bout des pires maladies, dans le champ institutionnel et notamment en ce qui concerne l’État ou le marché, nous manquons d’une construction théorique, cohérente capable d’aider à répondre aux problèmes sociaux, économiques, politiques qui se posent et vont se poser demain. La crise sanitaire actuelle, celle du coronavirus, en est hélas un parfait révélateur.

Notre époque apparaîtra peut-être dans quelques décennies comme celle des illusions et des espoirs déçus. De fait, n’est-ce pas une illusion que de croire aujourd’hui en la capacité de l’État actuel de répondre, seul, efficacement à une crise économique et sociale aussi grave que celle qui se profile à l’horizon de ces prochaines années quand on sait les contraintes financières qui sont les siennes aujourd’hui et le peu de moyens d’action dont il dispose. Cette attente n’exprimerait-elle pas la nostalgie d’un État aux larges pouvoirs en matière économique et sociale tel qu’il a pu exister en France comme dans la plupart des pays développés pendant les Trente Glorieuses ? Ce retour vers l’État protecteur peut surprendre tant il a été remis en cause depuis plus de quarante ans, ayant été devant ses échecs tout aussi critiqué et vilipendé qu’il avait été magnifié et placé haut dans les espoirs. Sachant que de la même façon la croyance aux vertus du marché économique, avec une foi toute aussi ardente, une confiance toute aussi aveugle dans ses bienfaits, a elle aussi été éprouvée avec ses crises à répétition et son impuissance à associer croissance et plein emploi.

Ainsi les soixante-dix dernières années ont-elles vu s’imposer successivement deux mystiques : une mystique de l’État régulateur de l’économie et de la société de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970, puis avec l’entrée dans la crise économique du milieu des années 1970 une mystique du marché qui a supplanté la première et placé les finances publiques au cœur de tous les débats et critiques. Les finances publiques ne constituaient plus l’instrument idéal des politiques volontaristes et interventionnistes menées par l’État. Bien au contraire, il s’agissait d’en réduire l’influence afin de limiter son pouvoir et restaurer une régulation par le marché. Il fallait même selon l’expression de certains « affamer la bête », lui couper les vivres, autrement dit réduire les impôts pour limiter les dépenses. Un point de vue qui cependant n’a pas résisté, au moins pour un temps, à la crise des subprimes.

En liaison avec cette évolution, le besoin légitime de moderniser une gestion publique archaïque a conduit à transposer aux collectivités locales et à l’État les outils de gestion de l’entreprise en favorisant dans le secteur public une culture gestionnaire, qui assurément, était nécessaire. Si elle est parvenue à s’imposer avec pour raison d’être affichée la nécessité de maîtriser la dépense publique, cette culture s’est hélas trop souvent transformée en une véritable idéologie avec les préjugés, les excès et finalement l’intransigeance qui caractérisent tous les idéologues. Les modes de gestion les plus sophistiqués se sont épanouis tout au long de ces quarante dernières années. C’est à corps perdu que s’y sont jetés nombre de responsables des administrations publiques, mettant toute leur énergie et leur intelligence dans la recherche de la perfection technique, pensant de bonne foi œuvrer ainsi pour le bien public.

Cette vision de la gestion publique n’est pas sans conséquences sur les choix ultérieurs. Les responsables politiques se trouvent dans un cadre d’informations et d’analyses qui, de fait, les conduit à adopter un modèle de raisonnement qui ne correspond pas forcément à la réalité vécue par la majorité des citoyens et qui peut même les éloigner des urgences qui sont les leurs. C’est là que trop souvent le bât blesse. On ne peut sans une attention particulière évaluer à l’aune d’indicateurs chiffrés des actions qui concernent des secteurs aussi sensibles pour le bien-être de l’homme et pour l’avenir d’une société que ceux de la santé, de l’éducation ou de l’environnement.

Pour autant, la crise actuelle n’implique pas qu’il faille abandonner les voies gestionnaire et politique de la bonne gouvernance financière publique, comme on pourrait être tenté d’en conclure au nom du « quoiqu’il en coûte ». En réalité, le véritable enjeu est de parvenir à intégrer la culture gestionnaire dans un projet, dans un sens commun à donner à la société sur le long terme. Elle ne saurait se limiter ou se résumer à gérer au mieux un partage des économies. C’est le futur qu’il convient de gérer. Dans cette perspective, il importe que la représentation politique définisse une stratégie de sortie de crise. Il ne s’agit pas pour l’État de renouer avec une attitude interventionniste qui si elle a pu être efficace en son temps ne relève plus aujourd’hui que d’un imaginaire sublimé. Cette stratégie doit prendre forme dans un cadre international et, dans l’immédiat dans le cadre européen.

De ce point de vue, si la suspension des règles concernant la limitation des déficits et de l’emprunt publics est nécessaire dans le contexte actuel, il ne faudrait pas que cette décision proposée par la commission et entérinée par le Conseil européen se révèle être le signal d’un éclatement des politiques financières publiques des pays membres de la zone euro et plus largement des États de l’Union européenne. Un dispositif structurant et renforçant les rapports financiers des États est donc indispensable. La proposition portée par la France et quelques autres pays de création d’eurobonds qualifiés de «coronabonds», pourrait aller dans ce sens à condition que les Vingt-sept en acceptent la création, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent. Au-delà des facilités d’emprunt qui en résulteraient pour certains États, voire même des problèmes qui pourraient surgir, c’est une question politique qui est en jeu. Ce serait faire un pas vers plus de solidarité et peut-être même vers une forme de fédéralisme financier, c’est-à-dire bien plus que la nécessaire coordination économique, budgétaire ou encore monétaire.

Si la concrétisation d’une telle évolution paraît aujourd’hui difficile compte tenu de l’opposition de nombreux États, le sujet est d’une telle importance qu’il convient de le poursuivre non pas seulement sur le terrain des négociations financières mais également sur celui du débat théorique. Il est en effet urgent et même crucial d’élaborer et mettre en œuvre une doctrine de la gouvernance financière publique qui ne s’arrête pas aux portes des États. On veut dire une doctrine européenne à part entière qui pose la question du fédéralisme financier, autrement dit du fédéralisme politique. L’heure n’est plus au bricolage ni au replâtrage dans le monde interconnecté d’aujourd’hui. Elle est à la création d’institutions politiques solides et appropriées à ce monde.


Michel BOUVIER

RFFP n°150 - Sommaire

Constitution et finances publiques

RFFP n° 150 – Mai 2020


Éditorial : Crise du coronavirus, crise d’un modèle politique, par Michel Bouvier..... V

• CONSTITUTION ET FINANCES PUBLIQUES

Constitution et finances publiques : 1958-2018. Un état des lieux, par Xavier Cabannes..... 3

La « financiarisation » de la Constitution de la Ve République : de l’ordonnance du 2 janvier 1959 aux lois organiques financières ?, par Aurélien Baudu..... 15

Constitution, finances publiques locales & contractualisation, par Matthieu Conan..... 33

L’annualité budgétaire à l’épreuve de la Constitution, par Aurélien Pariente..... 49

Le consentement à l’impôt et les autorités européennes, par Alexandre Maitrot de la Motte...... 67

L’équilibre budgétaire, un principe constitutionnel impossible ?, par Céline Viessant..... 83

Les finances publiques : nouveau fondement du droit constitutionnel ?, par Katia Blairon..... 99

Les finances sociales et la constitution : faut-il aller plus loin ?, par Étienne Douat..... 113

Constitutionnaliser un modèle donnant un sens aux finances publiques, par Michel Bouvier..... 131

Le rôle d’assistance aux pouvoirs publics de la Cour des comptes : bilan des évolutions successives, perspectives souhaitables, par Didier Migaud..... 143

• DOSSIER : CONTRACTUALISATION ÉTAT / COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

Maîtrise des finances locales : du pacte au contrat ?, par Michel Bouvier..... 155

Le plafonnement contractualisé des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales, par Éric Portal..... 165 

Pourquoi ou faut-il contractualiser ? Le point de vue des territoires urbains, par Léah Chambord ..... 179

Le regard des territoriaux : comment contractualiser ? L’expérience du département de la Savoie, par Pascal Bellemin..... 191

Comment contractualiser : le cas de la Ville de Cergy, par Marie-Claude Sivagnanam..... 201

Le premier bilan de la démarche et les perspectives après 2020, par Frédéric Fievet, Thomas Rougier et Luc Alain Vervisch..... 207

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE BUDGÉTAIRE

Les comptes publics, par Sébastien Kott et Jean-Paul Milot..... 221

La gestion du patrimoine mobilier des organismes publics : une opportunité économique mais pas seulement, par Alain Caumeil..... 233

• CHRONIQUE FISCALE

Niches et dépenses fiscales au regard du droit budgétaire et fiscal, par Loup Bommier ..... 239

Chronique semestrielle de jurisprudence fiscale (juillet-décembre 2019), par Aurélien Baudu, Xavier Cabannes et Julien Martin..... 261

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE LOCALE

Les liens financiers entre les communes et les intercommunalités : un référentiel à construire, par Martine Long ..... 281

CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

I. – Compte rendu d’ouvrage, par Eva Darnay ..... 303

II. – Vient de paraître ..... 307 

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