Autonomie fiscale locale: la longue marche vers un retour aux origines


La résolution de l’Assemblée générale du 10 décembre 2020 de l’Association des Maires de France est on ne peut plus claire en ce qui concerne l’autonomie fiscale locale. Pour l’AMF, « le long processus d’érosion de la fiscalité locale et de recentralisation de nos ressources se poursuit, avec la disparition annoncée des impôts économiques, après celle de la taxe d’habitation, et la nationalisation des taxes locales sur l’électricité. C’est la fin programmée de notre autonomie financière et fiscale ».

On peut être surpris de ce constat dans la mesure où la Constitution française pose en principes la libre administration et l’autonomie financière des collectivités territoriales. Aussi qu’en est-il donc réellement ? Est-on en présence du énième différend entre l’État et les collectivités locales ? Serait-on seulement face à un phénomène conjoncturel et à des réponses rendues provisoirement nécessaires par la succession de deux crises d’importance, celle des subprimes suivie de celle de la Covid-19. Pourrait-il s’agir d’une bouffée idéologique portée par une nostalgie de l’État des « Trente glorieuses » ? Ou bien encore faudrait-il y voir un désir d’État profondément enraciné dans la culture politique et administrative française mais, d’un autre côté, pourquoi avoir libéralisé l’économie jusqu’à priver l’État de ses moyens d’action les plus efficaces ? Même si ces éléments et certainement beaucoup d’autres sont présents, c’est à vrai dire à un processus de longue durée près d’atteindre son ultime point d’aboutissement auquel nous avons à faire. Auquel cas le principe d’autonomie financière locale pourrait bien n’être qu’une « fiction » comme le déclare la résolution générale de l’AMF et l’autonomie fiscale bientôt un lointain souvenir. Mais alors au-delà des discours polémiques ou des intérêts à court terme quelle en serait la raison fondamentale ?

Il y a là sinon un mystère pour le moins un paradoxe dont il importe de comprendre le sens au-delà d’affirmations tranchées qui ne reposent sur aucun fondement sinon peut-être le besoin de se rassurer face à un contexte devenu progressivement, en une quarantaine d’années, de plus en plus dangereux, incertain et difficile à piloter. C’est en effet sans aucun débat de fond que se déroulent ou se sont déroulées les mutations de l’autonomie fiscale locale. Or, comme tout ce qui a trait à l’impôt, il s’agit là d’une question politique au sens fort du terme ; il y va de l’organisation d’une société, de son avenir et donc de celui de chaque citoyen. On mesure l’importance qu’il y a, au-delà des intérêts corporatifs de toutes sortes, de savoir identifier sans à priori théorique voire idéologique dans quelle direction l’on devrait se diriger. Parce que l’autonomie fiscale locale est au cœur de la décentralisation, il est crucial de décider en toute clarté si elle est ou non essentielle au bien-être des citoyens, c’est-à-dire à la démocratie comme au développement économique et à la justice sociale. Les faits montrent sans contestation possible qu’elle ne s’est installée que très provisoirement jusqu’en 1980 pour ensuite progressivement régresser avec une disparition partielle ou totale des impôts locaux le plus souvent sous l’influence d’une raison économique relevant d’une politique de l’offre.

En effet, une observation attentive laisse voir une évolution ascendante d’un partage du pouvoir fiscal entre l’État et les collectivités locales jusqu’en 1980 puis une évolution inexorablement descendante. On peut estimer que l’autonomie fiscale locale commença à se mettre timidement en place lorsque des impôts datant de la révolution française (contributions foncières, mobilière, des patentes) furent transférés aux collectivités locales. Une condition de base de l’autonomie, à savoir l’attribution d’une fiscalité propre, put ensuite être progressivement instituée tout au long du xxe siècle1. On rappellera que les propositions de réforme se multiplièrent dans les années qui suivirent la crise économique de 1929. Les finances locales posaient un problème qui apparaissait de plus en plus grave et nombre de commissions furent alors mises en place pour tenter de lui donner une réponse. Ces propositions se rejoignaient toutes autour de critiques de fond (inefficacité, archaïsme, inégalité, pression fiscale trop lourde, etc.) mais aussi dans le souci de ne pas complètement bouleverser le système. Et d’ailleurs un tel vœu se retrouve dans le premier texte qui posera concrètement les principes des modifications futures : l’ordonnance no 59-108 du 7 janvier 1959.

Cette ordonnance constitue la première grande étape d’une réforme de la fiscalité locale. Non suivi d’application immédiate2 ce texte est très important dans la mesure où il définit l’architecture d’ensemble d’une refonte qui sera mise en œuvre par des textes ultérieurs. Plusieurs hypothèses de travail étaient possibles. Plutôt que de maintenir en le rénovant un système reposant sur les quatre vieilles contributions, on pouvait opter pour sa suppression totale et son remplacement par l’attribution aux collectivités locales d’une fraction des impôts d’État à grand rendement (TVA, IR). Cette seconde hypothèse a été rejetée pour un certain nombre de motifs se rattachant essentiellement à la question de l’autonomie financière locale, mais surtout aux problèmes fiscaux qu’un tel choix aurait pu poser. Par ailleurs, bien que l’ordonnance supprime les anciennes contributions foncières, mobilière, des patentes, et les remplace par les taxes foncières sur les propriétés bâties et non bâties, la taxe d’habitation et la taxe professionnelle, la solution qui a finalement prévalu a été, sur le fond, de maintenir le système existant en le modernisant et cela en droite ligne des propositions qui avaient été faites depuis un quart de siècle. Il fut préconisé d’une part d’actualiser et de simplifier les bases d’imposition, d’autre part de supprimer le mécanisme de la répartition et de lui substituer celui de la quotité. L’ordonnance du 7 janvier 1959 fut avant tout un document d’orientation visant à mettre en place la réforme et il fallut attendre 1973 pour que soient prises les premières mesures concrètes de transformation de la fiscalité directe locale. En effet, conformément aux orientations de l’ordonnance du 7 janvier 1959, la loi du 31 décembre 1973 substitue à compter du 1er janvier 1974 trois nouvelles taxes aux anciennes contributions foncières et mobilière : la taxe foncière sur les propriétés bâties, la taxe foncière sur les propriétés non bâties, la taxe d’habitation. La contribution des patentes quant à elle sera remplacée par la taxe professionnelle par une loi du 29 juillet 1975. Au total une étape importante vers l’autonomie fiscale était franchie, les collectivités locales disposant d’impôts propres modernisés. Le couronnement du processus fut réalisé par une loi du 10 janvier 1980 qui énonce qu’à compter du 1er janvier 1981 les « conseils généraux, conseils municipaux et instances délibérantes des organismes de coopération intercommunale dotés d’une fiscalité propre votent chaque année les taux des taxes foncières, de la taxe d’habitation et de la taxe professionnelle »3. Par conséquent c’est donc bien avant les lois de décentralisation de 1982-1983 que triomphe l’autonomie fiscale locale.

Mais ce triomphe ne sera que de courte durée. Le coup d’envoi d’une lente érosion de la fiscalité locale qui passa longtemps inaperçu fut lancé par une loi de finances rectificative pour 19824 qui amorça un processus de déconstruction lequel ne s’arrêtera plus. En effet, dans le cadre d’une politique économique de l’offre, il fut alors décidé d’alléger la charge pesant sur les contribuables et tout particulièrement sur les entreprises. La loi de finances rectificative pour 1982 institue un certain nombre d’allègements, notamment une réduction de la part salaire de la base de la taxe professionnelle5. Par la suite les allégements succéderont aux allègements et s’ils concerneront principalement la taxe professionnelle pour aboutir, on le sait, à sa suppression, ils s’étendront, dans des proportions certes différentes, aux autres impôts locaux. Les derniers épisodes marquants furent la suppression de la taxe d’habitation puis la baisse des impôts locaux pesant sur les entreprises, qualifiés d’impôts de production (CVAE, CFE, TF). Il faut toutefois préciser que ces épisodes furent précédés d‘une décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2009 qui a juridiquement clarifié la question de l’autonomie fiscale. Par cette décision, le Conseil est formel en affirmant « qu’il ne résulte ni de l’article 72-2 de la Constitution ni d’aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d’une autonomie fiscale ».

C’est ainsi que depuis près de quarante ans on peut constater un effritement de l’autonomie fiscale locale à la fois d’un point de vue matériel, par une disparition de la fiscalité locale et sa transformation progressive en dotations, et d’un point de vue juridique par la décision très claire de la Haute juridiction. La marche vers une rupture d’avec le modèle des années 1970-1980 apparaît donc indéniable. Elle est aussi incontestablement le produit d’un long et complexe processus de décision.

Aujourd’hui, compte tenu des difficultés économiques et sociales considérables auxquelles l’État doit et devra faire face ainsi que des conséquences désastreuses sur les finances publiques on peut s’attendre à ce que le processus s’accélère voire trouve une sorte d’aboutissement. Toutefois il serait inexact de penser que cette « reprise en main » de la fiscalité locale par l’État soit la résultante d’un « retour de l’État » provoqué par la crise des subprimes ou par celle de la Covid-19. Elle résulte, on l’a dit, d’un processus dont l’origine est bien antérieure. Le contexte français s’est en réalité inscrit dans un mode de pensée et de faire opposés aux thèses keynésiennes jusqu’alors dominantes. De fait, comme on l’a souligné la majorité des dégrèvements, exonérations, voire suppression d’impôts locaux relèvent de l’idée qu’un allégement de la fiscalité favorise le développement économique. C’est ce point de vue, parfois radicalement antifiscal, qui a été développé avec force par les courants de pensée libéraux telle l’École du Public Choice ou l’École libertarienne dans les années 1970-19806 avec pour objectif une substitution du marché à l’État en « affamant la bête »7. C’est sur la base de cette politique, participant du « consensus de Washington », que s’installa le déclin de la fiscalité locale et que, contre toute attente si l’on considère les thèses des économistes « main stream » l’État réinvestit le champ local. Rappelons encore que le besoin d’État fut ensuite revendiqué par le rapport de la commission « croissance et développement» produit le 22 mai 2008. Cette commission internationale, créée en 2006 et présidée par l’économiste Michaël Spence, était composée de 21 membres venus d’horizons très divers qui conclurent que « la croissance indispensable pour faire reculer la pauvreté et assurer un développement durable réclame un État fort ». Ainsi, le brouillage théorique général et le contexte particulier de la France qui, on le sait, a longtemps été marquée par une tradition politique profondément centralisatrice ont porté une évolution vers une déconstruction du modèle fiscal local sans que jamais le pour et le contre n’en soit clairement discuté de façon argumentée. L’examen des réformes qui ont été menées en matière de fiscalité locale met en évidence que celles-ci n’ont pas cherché, face à la complexification croissante de la société en général et du milieu local en particulier, à instituer un réseau diversifié de lieux et de procédures de contrôle en réponse à cette situation. Ces réformes vont au contraire dans le sens d’une régulation par le haut, d’un contrôle centralisé. L’État redevient l’organe supérieur de contrôle qu’il fut dans le passé. Or continuer dans cette direction c’est prendre le risque de retourner à la centralisation et donc à la rigidité alors que la souplesse des institutions est plus que jamais nécessaire au sein d’un monde instable et fluctuant.

Quoi qu’il en soit, la question de l’autonomie fiscale ne peut être traitée en soi, elle doit l’être dans le cadre d’une réforme de la gouvernance financière locale elle-même incluse dans une reformulation de la gouvernance publique. Il s’agit de bâtir ce que l’on propose de qualifier « un ordre des autonomies relatives ». On veut dire un ordre organisé à la fois sur un plan vertical et horizontal, autrement dit transversal, qui permettrait de rompre avec des pesanteurs de toutes sortes et particulièrement avec une conception cloisonnée de l’État et de l’action publique, une conception qui ne reconnaît pas et ne formalise pas les multiples interactions et la multirationalité qui caractérisent les sociétés contemporaines. Au final, la question essentielle consiste à redonner un sens à l’autonomie fiscale et par là à l’État, ou plutôt à intégrer une pluralité de sens caractérisant un État territorial et partenarial en réseaux. Il s’agit rien de moins que de s’engager dans la recherche d’une vérité relative et nécessairement éphémère pour la libre administration et l’autonomie financière des collectivités locales autrement dit de la décentralisation.


Michel BOUVIER 

RFFP n°153 - Sommaire

Contrôle fiscal des entreprises : Quelles évolutions ? Quels nouveaux enjeux ?

RFFP n° 153 – Février 2021


Éditorial : Autonomie fiscale locale : la longue marche vers un retour aux origines, par Michel Bouvier..... V

• CONTRÔLE FISCAL DES ENTREPRISES : QUELLES ÉVOLUTIONS ? QUELS NOUVEAUX ENJEUX ?

Avant-propos, de Jérôme Fournel..... 3

NOUVELLES FORMES, NOUVELLES MODALITÉS

Contrôle fiscal : nouveaux enjeux, par Philippe Thiria..... 9

Le datamining et le ciblage des opérations de contrôle fiscal à la DGFiP, par Stéphane Créange..... 21

Le contrôle fiscal à distance, par Jean Sayag..... 29

QUELLE GOUVERNANCE DU CONTRÔLE FISCAL ?

Quelle évaluation et quel suivi par le Parlement ?, par Laurent Saint-Martin..... 41

Mesurer la fraude fiscale : un enjeu démocratique sous-estimé, par Christophe Strassel..... 51

Quel devenir du principe de confiance légitime ?, par Virginie Restino..... 69

Quelle gouvernance du contrôle fiscal dans un contexte international globalisé ?, par Bernard Castagnède..... 79

QUELLE APPROPRIATION PAR LES ACTEURS ?

La nouvelle relation de confiance dans le contrôle fiscal des entreprises : vers plus de sérénité ?, par Patricia Sellière et Frédéric Iannucci..... 95

Réinventer le contrôle fiscal des entreprises dans la nouvelle relation de confiance ? Point de vue d’un directeur fiscal, par Bernard Bacci..... 105

La formation à la DGFiP : faire rimer quantité et qualité, par Antoine Magnant..... 117

Les nouveaux acteurs du contrôle fiscal, par Jean-Raphaël Pellas..... 125

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE BUDGÉTAIRE

La comptabilité publique : achever ou parachever la LOLF ? Première partie : L’alignement progressif de la comptabilité des princes sur celle des marchands, par Bernard Adans..... 137

Les limites de la comptabilité générale appliquée aux comptes publics, par Jean-Paul Milot..... 149

Fiscalité verte et « budget vert » : Critiques écologiques et perspectives financières, par Robin Degron..... 175

Que reste-t-il de la gestion de fait ?, par Émilien Quinart..... 193

CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE LOCALE

La certification des comptes locaux. Approche comparée. Rapport de FONDAFIP, étude coordonnée par Marie-Christine

Baranger..... 217

Les budgets participatifs locaux : un outil de participation citoyenne en développement mais aussi en trompe-l’œil ?, par Éric Portal..... 245

Réflexions sur le cadre juridique du budget participatif, par Émilien Goguel-Mazet..... 259

CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE PUBLIQUE COMPARÉE

Constitution et lois de finances dans l’espace UEMOA Quelques variations dans la régulation d’un domaine spécifique, par Musa Zaaki..... 283

• CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

I. – Compte rendu d’ouvrage, par Noureddine Bensouda..... 307

II. – Vient de paraître ..... 311 

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