Vers un ordre politique des autonomies relatives : une question de méthode
La crise du Covid-19 est la cause d’une crise économique et sociale déjà grave. Elle pourrait entraîner à terme une crise majeure des finances publiques et mettre en péril toutes les institutions qui reposent sur elles et au premier chef l’État. Un tel risque n’est pas à prendre à la légère. Il nous faut dès à présent nous attacher à répondre à la situation plus que difficile qui sera celle de l’après-crise. Dans le contexte d’incertitude et d’inquiétude actuel, une telle direction implique assurément beaucoup de courage pour les décideurs politiques comme pour les citoyens. Il s’agit en effet de changer de façon de penser pour inventer un modèle de finances publiques, donc un modèle politique, adapté à la société en train de naître.
La question centrale est celle de la réforme du modèle de régulation des finances publiques
Il est en particulier justifié et urgent que l’on s’interroge sur la question centrale qui est celle de la régulation du système financier public, du modèle qu’il serait pertinent d’inventer et de mettre en place. À notre sens, c’est la réforme du processus de décision qui est l’enjeu majeur. Ce processus a non seulement atteint un stade de complexité encore inégalé ces toutes dernières années mais il se déroule maintenant dans un environnement marqué par une incertitude elle-même inédite.
Cela fait aussi trop de temps que, face aux problèmes posés par les finances publiques, les mêmes réponses reviennent systématiquement. De décennies en décennies, les propositions contenues dans les différents rapports qui se sont succédé sont récurrentes, comme celles qui concernent les déficits, la dette, la dépense ou encore le serpent de mer de la réforme de la fiscalité locale. Les solutions avancées relèvent par ailleurs soit du bricolage technique de dispositifs existants, soit de discours idéologiques les mêmes depuis quarante ans, soit de l’imaginaire, celui d’un État assureur ultime contre tous les risques. Or, les citoyens sentent bien que le système est à bout de souffle et que les réponses données se rattachent à un monde en train de disparaître voire qui n’existe déjà plus en grande partie. La crise sanitaire n’a fait qu’accélérer la mise en évidence d’un état de fait qui était déjà là.
Le système financier public est en pleine mutation depuis environ 40 ans et fait régulièrement l’objet de crises qui se sont succédé depuis le milieu des années 1970. Mais la crise actuelle est la plus difficile car elle n’est pas aussi cernable que les précédentes qui avaient une origine économique ou financière nette alors que ces facteurs se combinent maintenant avec une pandémie ce qui rend les solutions bien plus aléatoires. Et par conséquent, un tel contexte inédit, ne peut se satisfaire d’un « prêt à penser », il nécessite une méthode d’analyse apte à répondre à sa complexité ainsi que beaucoup d’audace intellectuelle. Il est crucial de réformer notre modèle de société et pour cela il est indispensable de changer, on l’a dit, notre mode de penser.
Adopter une logique de l’intégration contre une logique de l’exclusion
Pour esquisser des propositions pertinentes il est d’abord essentiel de se débarrasser des préjugés, des fausses certitudes. Il est également indispensable de cesser de penser séparément les différentes composantes du système financier public, État, collectivités locales et sécurité sociale. On est en présence de trois catégories qui forment un système complexe qui n’a rien d’harmonieux et dont le mode de pilotage, de régulation, est encore très imparfait. Les unes rétroagissent sur les autres sans qu’il soit toujours possible d’en contrôler les effets.
Il faut aussi rappeler que les finances publiques sont complexes non seulement parce que composées de trois champs, mais aussi parce qu’elles répondent à des logiques diverses qui en déterminent les évolutions. On ne peut plus par exemple les appréhender uniquement au travers du droit public financier comme autrefois, ni sur le seul terrain de l’économie comme c’est trop souvent le cas, ni encore sous le seul angle de la gestion, une tendance qui se développe depuis quelques années. Les finances publiques sont le produit de la combinaison de toutes ces logiques ainsi que de bien d’autres et leur étude, leur évaluation, les décisions qui les concernent doivent en tenir compte.
Il est donc urgent de rompre avec une conception cloisonnée de l’État et de l’action publique, avec une conception « en silos » qui ne reconnaît pas, et a fortiori ne les formalise pas, les multiples interactions et la multi-rationalité qui caractérisent les sociétés contemporaines. Il n’est plus pertinent en effet de concevoir de manière isolée les diverses institutions publiques ou privées qui forment une société. Il est même devenu crucial d’identifier le décalage qui peut exister entre les réalités actuelles et des institutions administratives et politiques qui ont été conçues et déterminées, en leur temps, par la nécessité de cloisonner les acteurs et les structures ainsi que par une approche verticaliste du processus de décision. Une telle façon de penser et d’agir ne suffit plus à piloter une société devenue de plus en plus complexe sous la pression de multiples facteurs comme la mondialisation des échanges ou encore l’explosion des technologies issues du numérique.
Or, si nous constatons souvent les effets en chaîne de tel ou tel événement nous n’en tirons pas les conséquences. Nous n’avons pas un mode de penser qui déclencherait une sorte de réflexe intellectuel générant d’emblée une approche plurielle. Bien que nous ayons conscience qu’il existe des effets systémiques nous n’avons pas intégré la méthode systémique dans notre logiciel personnel. Nous continuons à penser les problèmes séparément et, du coup, à proposer des solutions également séparées, verticales, qui relèvent d’une logique de l’exclusion plutôt que de celle de l’intégration.
Construire un ordre financier/politique des autonomies relatives
C’est aussi la raison pour laquelle l’actuelle distribution des pouvoirs politiques ne reflète pas la complexité du pouvoir financier. Plus exactement elle ne prend pas en compte qu’il se diffuse sous l’apparence d’une simple compétence financière au sein des différents pouvoirs institués. Au regard du pilotage des finances publiques, c’est un modèle politique inadapté qui est en cause. Cette situation engendre une paralysie du système qui se solde par une incapacité à réguler les finances publiques dans leur ensemble. Et dans la mesure où le pouvoir financier sous ses multiples formes est la charpente, indiscernable à première vue, des pouvoirs politiques, il faut maintenant lui donner une visibilité, en concrétiser la complexité.
Poursuivre un tel objectif devrait conduire à instituer un organe paritaire ayant pour fonction de participer, par la concertation, à la régulation des finances publiques. Il s’agirait, autrement dit, d’instituer un modèle partenarial réunissant les acteurs économiques, politiques, sociaux... et cela au niveau local, national, européen, voire même international.
En ce qui concerne la composition de cet organe, elle devrait être représentative des acteurs concernés, Collectivités locales, Sécurité sociale, État (y compris les juridictions et administrations financières et fiscales comme la Cour des comptes, la Direction du budget, la DGFiP, la Direction du Trésor ou la Direction de la Législation fiscale), partenaires sociaux. Par ailleurs, les experts qui y seraient associés devraient refléter la pluralité disciplinaire des finances publiques (économie, droit, politique, gestion).
La nature plurielle d’une telle institution permettrait non seulement de coordonner les décisions mais aussi de définir des propositions de solutions communes correspondant à la complexité et à l’incertitude qui caractérise nos sociétés. Ce lieu de contrôle-régulation des finances publiques organisé paritairement pourrait devenir une institution-clef du bon fonctionnement du système.
Une telle direction impliquerait donc de réorganiser le secteur public qui devrait épouser la complexité, c’est-à-dire la multiplicité et l’interactivité des acteurs publics et privés. On peut en effet constater aujourd’hui qu’il existe une mosaïque de pouvoirs économiques, politiques, sociaux qui ne trouvent aucun lieu pour se concerter et définir des solutions communes.
À un moment où une stratégie financière publique nouvelle va s’avérer indispensable pour maîtriser un déficit et une dette publique susceptibles de mettre en cause l’équilibre de la société, il est crucial que soit mis en place un partage des informations ainsi qu’un lieu de coordination des voies susceptibles d’être prises. Il s’agit de faire revivre la création institutionnelle et d’aller au-delà de l’État centralisé, vertical et quasiment caricatural que la France a autrefois connu. Il s’agit également d’aller au-delà d’une auto-organisation de pouvoirs autonomes, horizontaux, et finalement d’une néo-féodalité. La voie est donc étroite. Elle ne peut que se formaliser dans un système transversal associant unité et diversité, ce que l’on pourrait qualifier d’ordre des autonomies relatives. Il s’agirait, on l’a compris de la fondation d’un ordre des autonomies relatives des pouvoirs politiques reflet d’un ordre des autonomies relatives des pouvoirs financiers publics.
Michel BOUVIER