Éditorial
Justice fiscale : un enjeu éthique
et philosophique
Alors que l'impôt occupe une place centrale dans le fonctionnement des sociétés contemporaines, qu'il constitue un dispositif clé du système politique économique et social, le regard qui a été porté sur la fiscalité au cours des trente dernières années a essentiellement concerné ses aspects économiques. En aucun cas l'on s'est interrogé sur l'intérêt et même la nécessité de renouveler les différentes philosophies de l'impôt, et notamment l'idée de justice fiscale. On peut s'étonner du reste qu'un thème aussi essentiel n'ait jamais fait dans la période récente l'objet d'un grand débat en France. Tout se passe comme si la complexité économique et sociale semblait interdire toute approche d'envergure et ramener toute réflexion à des niveaux limités. Il n'est dès lors pas surprenant que dans un tel contexte la fiscalité apparaisse comme dépourvue de cadres directeurs, comme semblent le suggérer les hésitations et les doutes qui se révèlent aussi bien du côté des acteurs politiques que de celui des économistes ou des juristes à propos du bien-fondé ou non de certains dispositifs.
Il en est particulièrement ainsi du bouclier fiscal, de la fiscalité dérogatoire ou de l'impôt de solidarité sur la fortune qui sont dénoncés aujourd'hui comme injustes par un nombre grandissant de voix émanant de différents horizons de l'échiquier politique. Mais ce n'est pas pour autant qu'est engagée une réflexion d'ampleur sur le sujet de la justice fiscale. Néanmoins, alors que l'impôt était considéré depuis plus de trente ans sous un angle purement économique, cette contestation est significative d'une modification de l'opinion, et plus largement du contexte général, la crise actuelle étant on le sait pour beaucoup dans le fait de mettre en évidence la nécessité d'un partage équitable des sacrifices.
La question est d'importance. Elle ne concerne pas seulement la soutenabilité des finances publiques mais également la cohésion sociale. Car il n'est pas de société moderne qui puisse être et se penser solidaire sans que ceux qui la composent ne soient convaincus que la justice et l'égalité constituent des réalités effectives, et au premier chef la justice et l'égalité fiscales.
La fiscalité s'inscrit maintenant dans l'évolution d'un environnement qui se transforme très rapidement et il en résulte une crise de lisibilité et de compréhension des nouveaux enjeux qui sont les siens. Or, la justice fiscale représente un enjeu particulièrement difficile à résoudre si on ne la rapporte pas à une philosophie et à une éthique générale. Il s'agit, on le sait, d'une notion volatile et quelque peu insaisissable car variant dans le temps et dans l'espace. Elle dépend en effet des formes, des fonctions et des sens qui sont attribués à l'impôt à un moment donné et dans un lieu donné. La notion de justice fiscale – et c'est la difficulté – ne peut être rapportée à un référent objectif. Le problème de fond est qu'il n'existe pas de « commune mesure » permettant d'être assuré sur la pertinence de sa définition. D'un autre côté, c'est bien souvent contre l'injustice fiscale que se dressent ou se sont dressés, à tort ou à raison, des individus ou des groupes. Et c'est d'autre part au nom de la justice fiscale qu'a été proclamé le principe de l'égalité devant l'impôt et celui de l'universalité du prélèvement fiscal.
Parmi les différentes manières de se représenter la justice fiscale, la plus simple consiste à prétendre instituer une égalité stricte, chaque contribuable devant s'acquitter de la même cotisation, sous forme par exemple d'un impôt de capitation, sans qu'il soit tenu compte de sa situation particulière. Une autre conception s'appuie quant à elle sur une approche proportionnaliste, qualifiée de justice distributive qui pose en principe que les richesses doivent être réparties en fonction des mérites de chacun. Dans ce cas le citoyen doit recevoir de la société en proportion de ce qu'il y amène et il en découle que ce même citoyen, en tant que contribuable, doit être plus ou moins taxé selon qu'il profite plus ou moins de la richesse produite. Le système fiscal le plus conforme à ce type de logique est celui qui s'organise autour d'impôts sur la dépense à taux proportionnel. La justice ne s'identifie plus dans ce cas à une égalité directe entre individus mais à une égalité de rapports entre ce qui est apporté et retiré par chacun du produit de l'effort de tous. Une troisième approche, que l'on peut qualifier de justice redistributive, entend associer étroitement justice fiscale et justice sociale. Elle vise au travers d'une redistribution des richesses par l'impôt, à réduire les inégalités de revenus. Selon cette optique, l'impôt doit être progressif, personnalisé, et tenir compte de la faculté contributive [1] du contribuable. Cette dernière expression de la justice fiscale a connu une légitimité quasiment sans faille pendant les « trente glorieuses » constituant même l'un des attributs essentiels de l'État-providence.
Débattre de ce que pourrait être la justice fiscale dans la société d'aujourd'hui à la lumière des diverses conceptions que l'on peut en avoir semble indispensable sinon vital pour l'avenir. C'est en effet l'alliance citoyen/contribuable qui risque d'être détruite ou entamée si ne se dégage pas une formulation cohérente. Car, il importe de le souligner, la légitimité de l'impôt repose sur une représentation bien admise qui pose la fiscalité comme la concrétisation d'un lien social, d'une solidarité entre citoyens, d'une participation matérielle à une même communauté. Autrement dit, l'état de contribuable constitue un élément essentiel de la citoyenneté.
Le temps semble donc venu de s'interroger sur la pertinence et sur l'avenir de nos systèmes fiscaux qui pourraient bien se révéler peu à peu obsolètes au cours des prochaines années. Un examen attentif fait aisément apparaître l'écart qui va se creusant entre d'un côté l'ampleur des enjeux concernant la réforme de la fiscalité et de l'autre l'approche technicienne, réductrice, qui trop souvent en est faite. C'est une réflexion politique au sens fort qui s'avère nécessaire, et ce en vue de dégager les principes d'une stratégie et d'une éthique fiscale partagée. Il s'agit autrement dit de refonder une philosophie de l'impôt.
M. Bouvier
[1] La faculté contributive n'est pas représentée par le revenu mais par l'utilité du revenu. Ainsi, plus le revenu est élevé, moins son utilité est grande et plus la capacité contributive augmente.