Editorial


Société sans impôt, société sans État ?


La fiscalité fait actuellement l’objet d’un malaise qui peut se lire

dans les sondages (1), dans les débats politiques, économiques ou sociaux

ou plus encore dans les refus exprimés au regard de la création de

nouveaux impôts (par exemple la taxe carbone) ou de l’augmentation

de certains autres (par exemple la contribution sociale généralisée).

Cette situation peut paraître inquiétante à ceux qui considèrent que

l’impôt est l’expression ainsi que la concrétisation d’un lien social,

d’un autre côté elle peut paraître encourageante pour ceux qui estiment

qu’il est un frein à l’investissement et plus largement au développement

économique.

Au-delà de ce malaise, cette incompréhension révèle un profond

mal-être social (2). Ce mal-être a pour origine une transition qui s’opère

entre le modèle de société de l’après Seconde Guerre mondiale et un

autre modèle encore flou et instable issu d’une globalisation marquée

aux coins du libéralisme économique et d’une généralisation des

algorithmes remettant en cause nombre de métiers traditionnels mais

aussi beaucoup d’habitudes intellectuelles ainsi que de pratiques de la

vie quotidienne. Aucun bricolage de la fiscalité n’est en mesure de

traiter ce mal-être ou de le faire disparaître car c’est le système fiscal

qui est de fait inadapté et qui accroît la souffrance des individus les

plus fragiles ou en passe de l’être.

On est en présence d’une transformation de la société qui sur fond

de « révolution numérique » s’accélère et développe une identification

du fonctionnement du secteur public à celui d’une entreprise. Rien

n’est encore définitif. Le processus est évolutif et les réponses parfois

malhabiles aux problèmes rencontrés sont en grande partie dues au

fait que nous avons encore un pied dans une philosophie politique et

sociale de la fiscalité qui est celle du xixe et du xxe, l’autre dans une

philosophie économique et entrepreneuriale qui s’installe de plus en

plus solidement. Selon cette dernière conception, le lien social s’efface

au profit d’une perception individualisée de l’impôt que l’on peut

résumer ainsi : qu’est-ce que je paye et quel bénéfice j’en retire ?


L’impôt a-t‑il un sens ?

Le sens de la fiscalité peut se lire à travers les diverses fonctions qui lui

sont attribuées. La fonction budgétaire est celle qui vient immédiatement à

l’esprit, elle est omniprésente ainsi d’ailleurs que la fonction économique

qui peut lui être attribuée pour développer tel ou tel secteur. Mais on

prête aussi à l’impôt une fonction politique en tant qu’attribut de la

citoyenneté et marque d’appartenance à une communauté. Sa fonction

peut être également sociale lorsqu’il est utilisé comme un instrument de

redistribution des richesses, de réduction des inégalités, autrement dit de

solidarité. Toutes ces fonctions sont menacées par une perte de confiance

qui s’exprime certes dans les faits mais également dans des doctrines

plus ou moins radicalement antifiscales.

Par ailleurs, l’impôt a toujours été considéré comme un attribut

essentiel de la souveraineté des États. Or, peut-on aujourd’hui

considérer qu’il en est toujours de même dans la mesure où il doit

affronter un monde globalisé s’organisant horizontalement à travers les

réseaux du numérique afin de l’éviter ?

Finalement l’on est fondé à se demander si l’impôt a une fonction

autre que budgétaire, voire même si celle-ci n’est pas devenue

également très fragile. Mais alors, quel sens pourrait lui être donné

aujourd’hui dans un environnement radicalement différent de ce qu’il

était il y a encore peu de temps ? Autrement dit, comment redonner

confiance dans l’impôt ? N’est-il pas définitivement discrédité ?

Fait-il encore l’unanimité ou est-il encore accepté par une majorité de

citoyens ? On peut parfois en douter. Faut-il s’en méfier ? Finalement,

quel est l’avenir de l’impôt et par conséquent quel est le futur de

l’État ?


L’antifiscalisme est-il « intellectuellement respectable » ?

Les économistes libéraux, on le sait, sont particulièrement méfiants

vis-à-vis de la fiscalité. Ils dénoncent un État tentaculaire qui se nourrit

de l’impôt et paralyse le marché économique. Selon eux, devant cette

sclérose du système, la seule solution envisageable consiste à passer

d’une régulation par l’État à une régulation par le marché, ce qui

implique une réduction des dépenses publiques et une diminution de

la charge fiscale.

Dans ces analyses, à la mystique de l’État régulateur de l’économie

et de la société dans son ensemble, succède une mystique du marché

qui place la fiscalité au coeur de tous les enjeux. Il ne s’agit pas cette fois

d’en faire l’instrument de politiques volontaristes et interventionnistes

menées par l’État. Bien au contraire, il s’agit d’en réduire l’influence

afin de restaurer une régulation par le marché.

Un économiste ultralibéral, Arthur Laffer, a donné une force

particulière à cette critique en formalisant de manière simple,

sous la forme d’une courbe en cloche, l’idée, ancienne, que tout

accroissement de la pression fiscale entraîne une baisse des activités

ou une augmentation de la fraude et de l’évasion. Pour Guy Sorman,

la courbe proposée « justifie la révolte fiscale non plus sur un terrain

populiste, mais sur celui de l’efficacité économique. Avec Laffer, la

révolte fiscale est devenue intellectuellement respectable. Ce n’est plus

du poujadisme, c’est de la science économique » (3).


L’impôt devient-il invisible ?

Miné par un antifiscalisme théorisé plus ou moins modéré, l’impôt

l’est aussi par une évolution qui va dans le sens de son invisibilité.

Dans un monde d’échanges généralisés la fiscalité pourrait bien

consister à n’imposer que des flux par le biais de taxes incluses dans les

prix. Ce mode de prélèvement pouvant néanmoins être éventuellement

accompagné d’impôts sur le revenu systématiquement perçus à la

source.

Si un tel schéma venait à s’imposer, la fiscalité en épousant la

mobilité et parfois la virtualité de son environnement en viendrait en

somme à disparaître dans ses formes les plus visibles. Oublieux de

ses origines, l’impôt verrait ses figures et ses images traditionnelles

devenir de plus en plus évanescentes, son essence autoritaire, comme

son caractère contributif s’estomperaient peu à peu en se confondant

avec la dynamique planétaire de l’ordre économique. Dans ce cadre le

problème se poserait alors du contrôle que peut avoir chaque individu

sur le poids de la charge fiscale, celle-ci disparaissant comme réalité

évidente ainsi que comme symbole d’un mode d’être en société,

d’un lien social. Une fois associé à un prix ou à un salaire, l’impôt

en effet n’est plus visible, il n’est plus directement perceptible. Cette

invisibilité exclut tout ce qui peut ou a pu caractériser sa nature

politique ou sociale au profit d’une logique économique d’échanges.

Cette présence/absence de l’impôt est en adéquation avec un modèle

de société où s’entrecroisent des réseaux réels/virtuels.


Le contribuable disparaît-il derrière le client ?

Marquée par une culture marchande l’image de l’impôt se transforme

rapidement et radicalement. Celui-ci se présente de plus en plus comme

le prix d’un service rendu par l’institution qui en bénéficie plutôt que

comme l’expression d’un devoir social. C’est ainsi que le contribuable

« en veut pour son argent », il est soucieux de l’utilisation qui est faite

des deniers publics ; autrement dit, en se considérant comme un client

il épouse parfaitement la culture gestionnaire qui imprègne aujourd’hui

le secteur public.

Corrélativement, un glissement de sens s’opère dès lors que le

civisme fiscal prend une dimension plus administrative et gestionnaire

que politique. Cette culture gestionnaire s’inscrit à la fois dans la

recherche d’une meilleure qualité des services rendus aux usagers et

d’une maîtrise de la dépense publique, par conséquent du moindre

coût administratif, notamment celui du traitement de l’impôt par

l’administration fiscale. Il s’agit de promouvoir l’acceptation de

l’impôt en favorisant l’accomplissement volontaire par les citoyens

de leurs obligations fiscales. Cette stratégie qui conduit à isoler les

fraudeurs ou les « mauvais payeurs » satisfait à un objectif budgétaire,

tout particulièrement à celui d’un bon recouvrement de l’impôt. Ce

dispositif, qui relève d’une logique privilégiant la prévention de

l’évasion fiscale, constitue toutefois une « arme à double tranchant ».

Car si la qualité du service n’est pas au rendez-vous, le citoyen-client

refusera de reconnaître la légitimité de l’impôt qui lui est demandé.

Toutefois, les choses ne sont pas si simples. Deux manières de

considérer l’impôt coexistent de fait dans l’inconscient collectif. La

conception solidariste demeure présente et justifie la demande de

services publics tout en étant concomitante à celle d’une baisse de la

charge fiscale. Lorsque les contribuables-clients constatent la fermeture

de nombre de services publics ou ont le sentiment que le service

n’est pas de qualité ou bien encore ne constatent pas d’amélioration

concernant la baisse du chômage ni d’augmentation des salaires et des

retraites, le doute sur l’utilité de l’impôt va en s’accentuant. Un tel

constat favorise, voire même pour certains justifie, des révoltes ou des

pratiques d’évitement de l’impôt. Ce qui peut faire penser qu’il y a une

contradiction entre les deux attitudes des citoyens clients-contribuables

et même une grande irresponsabilité qui peut laisser pantois.

En réalité, il faut voir là le résultat d’une perte de repères et la

présence d’un paradoxe qui s’est installé au sein de la société source

d’un énorme quiproquo. Deux images de la fiscalité coexistent ainsi

dans les esprits et ce sont ces deux images qu’il convient d’intégrer et

de concrétiser si l’on souhaite construire un nouvel ordre fiscal. Elles

reflètent ce qui caractérise la société actuelle, une société marchande

au sein de laquelle est ressenti par la majeure partie de la population

un besoin de solidarité et de bienveillance.


Les systèmes fiscaux se désintègrent-ils ?

Au fil des ans, on a pu voir se renforcer, voire même s’épanouir,

des corporatismes de toutes sortes réclamant et obtenant des privilèges

fiscaux qui se traduisent par de multiples allègements d’impôts voire

même par la maîtrise partielle de certains prélèvements obligatoires. Cette

vague corporatiste, née d’une crise générale et d’une dégénérescence

de l’État-providence, est à l’origine d’une démultiplication depuis

plusieurs années de mesures de faveur et de régimes dérogatoires, les

fameuses « niches fiscales », qui confèrent à la fiscalité nationale et

locale actuelle l’image d’une véritable mosaïque.

Toutefois, si l’évolution en restait seulement là, elle n’exprimerait

au fond qu’une poussée excessive d’un phénomène finalement ancien,

banal et bien connu. Or un examen plus attentif permet de constater un

autre phénomène, une certaine appropriation de la fiscalité avec ce que

l’on appelle la fiscalité affectée (4). Celle-ci concerne de très nombreux

secteurs tels que le secteur social, la formation professionnelle et

l’emploi, les organismes consulaires, l’équipement, le logement,

les transports, l’urbanisme, l’agriculture, l’industrie, le commerce,

l’artisanat, l’environnement, la culture, etc. Cette situation est liée à une

caractéristique des sociétés contemporaines, qui est leur diversification

et leur constitution en réseaux faits de communautés d’intérêts.

C’est dans ce cadre que le pouvoir fiscal éclate et qu’il est devenu

un enjeu particulièrement fort pour les multiples centres de décision

publics et privés qui forment maintenant le tissu de la société, tandis

qu’il est de moins en moins l’attribut d’un pouvoir universel représenté

jusqu’alors par un État souverain. Avec cet éparpillement de la fiscalité

on peut estimer qu’est en train de se produire une sorte de dérive vers

un nouveau Moyen Âge fiscal.


Une souveraineté fiscale en péril ?

Pour des États à économies ouvertes, le poids croissant des contraintes

internationales est susceptible de limiter considérablement les marges

de manoeuvre dont disposent les décideurs nationaux. Par suite les

politiques fiscales ne peuvent être véritablement autonomes. Elles ne

sont pas en effet imperméables à la mondialisation des échanges et

rétroagissent les unes sur les autres.

Ainsi, en l’absence de dispositifs de coordination, une concurrence

fiscale sauvage se développe, notamment au travers d’avantages visant

à influencer les décisions de localisation des entreprises (5) voire des

particuliers les plus fortunés. Les grandes entreprises, et parfois même

les moins grandes, définissent des stratégies en tenant compte de la

pression fiscale dans les différents pays. Cette gestion transnationale,

caractérisée par une grande mobilité des localisations amplifiée par

le développement du numérique, limite l’autonomie des politiques

fiscales. La menace de la délocalisation et d’une perte de ressources

oblige ainsi les États à veiller à ce que ces politiques attirent les

entreprises au lieu de les inciter à s’installer ailleurs. À cela s’ajoutent,

pour ceux qui sont membres de l’Union européenne, les contraintes

liées aux règles communautaires visant à harmoniser les législations

fiscales des États membres. La règle de l’unanimité fait aujourd’hui,

on le sait, l’objet d’un débat.


Une fiscalité qui donne le vertige aux contribuables comme aux décideurs

Depuis une quarantaine d’années les déficits publics, la dette publique

et la pression fiscale n’ont fait que s’accroître. Par ailleurs, l’évasion

fiscale, notamment internationale, a pris des proportions inégalées. Il en

résulte une crise de lisibilité, un profond sentiment d’incompréhension

et d’injustice de la part des contribuables qui sont désorientés ainsi

qu’une certaine prise de distance vis-à-vis de la fiscalité. En même temps,

du côté de l’État, l’exigence d’équilibre des finances publiques amène

insensiblement les décideurs politiques et administratifs à concevoir et à

réduire la fiscalité à sa fonction purement budgétaire. Or, si l’impôt ne

devait plus avoir pour seule fonction reconnue que de réduire les déficits

publics, tandis que dans le même temps prospéreraient des pratiques

d’évitement ou d’évasion par ceux-là mêmes qui continueraient à

profiter des infrastructures et des services publics, les fameux « passagers

clandestins », la légitimité (6) de l’impôt pourrait bien disparaître. Il faut

ajouter, pour la France, que cette fonction budgétaire est décrédibilisée

par une pression fiscale en tête des pays de l’OCDE, avec 46,2 % en

2017, sans que l’équilibre budgétaire soit au rendez-vous.

Le phénomène est par ailleurs amplifié par le fait qu’avec la

mondialisation de plus en plus d’acteurs économiques, des entreprises,

mais aussi désormais des particuliers, ne vivent plus ni le même temps,

ni le même espace, ni les mêmes normes que les acteurs politiques

et administratifs nationaux en charge des politiques fiscales. Car, si

l’espace économique transcende aujourd’hui les frontières, l’espace

fiscal, administratif et juridique, voire même politique, demeure encore

largement enfermé au sein de l’espace national.

Ce nouveau contexte est à l’origine d’un véritable désarroi fiscal (7).

Face à une telle situation et à des points de vue théoriques indécis

voire contradictoires, les choix fiscaux sont rendus difficiles. Il en

résulte des politiques fiscales incertaines qui se traduisent par une

hausse des taux d’imposition ou par une accumulation de prélèvements

obligatoires formant une structure compliquée car construite par strates

successives, au coup par coup, sans logique d’ensemble.

Face à une société dont la complexité n’a cessé de progresser depuis

une quarantaine d’années pour atteindre aujourd’hui des sommets,

ce désarroi fiscal des décideurs politiques est palpable un peu partout

dans le monde. Les réponses apportées, trop prisonnières de techniques

de gestion ou d’idéologies surannées, n’offrent aucun projet de société

à des populations désorientées. Les solutions apportées au problème

central qu’est le chômage, de même que la lutte contre la pauvreté

sont soit inefficaces, soit se font au détriment de ce qui à la sortie de

la Seconde Guerre mondiale conférait sa légitimité et sa dynamique à

l’État-providence. Ce qui a pour conséquence un écart de plus en plus

grand entre les plus riches et les plus pauvres qui paraît sans limites.

À la différence des années de reconstruction et de développement de

l’économie qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, nul ne propose ou

ne formalise aujourd’hui un grand projet de restructuration de l’État et

de l’économie. Pas plus la classe politique que le mouvement social ou

les intellectuels. Il en découle un enfermement dans des problématiques

éclatées et limitées à des enjeux particuliers et cantonnés à des négociations

relatives à des baisses de taux ou de bases en dehors de toute cohérence

d’ensemble. Les corporatismes, l’urgence de répondre à un besoin, ou le

retrait de mesures trop impopulaires dominent dans les décisions.

Les acteurs de l’impôt sont d’une certaine manière décontenancés.

Les responsables politiques sont confrontés à des questions de plus en

plus complexes auxquelles ils n’ont jamais eu à faire, des questions

qui ne peuvent trouver de solutions par des réponses qui ont pu être

efficaces autrefois. Les experts sur lesquels ils s’appuient tiennent des

discours contradictoires.

Finalement, les hésitations et le trouble que l’on peut constater en

fiscalité sont le produit de la transformation d’un ordre économique et

social mondial en pleine métamorphose. Compte tenu de la multitude

d’acteurs et de facteurs concernés par un tel chambardement un réel

vertige s’installe au sein du système fiscal d’autant que cette situation

favorise une évasion fiscale nationale et internationale d’ampleur. Il

faut dire que dans le contexte mondialisé et interconnecté d’aujourd’hui,

l’évitement de l’impôt est le signe d’une mutation profonde du

modèle économique et politique qui s’est installé pendant les « Trente

Glorieuses ».


« La grande évasion fiscale » signera-t‑elle la fin de l’impôt et de l’État ?

L’évitement de l’impôt peut consister à le frauder, ce qui constitue

un acte délictueux, ou encore à le fuir sans pour autant violer la loi

mais en utilisant au mieux celle-ci, soit en profitant de vides juridiques,

soit en se servant des possibilités multiples de montages notamment

au plan international. Ce sont tous ces aspects qui se cumulent et

s’amplifient du fait des mutations qui sont à l’oeuvre dans les sociétés

contemporaines.

On assiste au développement sans précédent d’entreprises transnationales

ou encore à l’implantation à l’étranger d’entreprises

moyennes ou grandes, voire même de particuliers, phénomène qui

oblige à s’interroger sur la validité contemporaine du concept de

souveraineté

fiscale et du principe de territorialité de l’impôt. La

notion d’établissement stable qui date du début du siècle dernier et sur

laquelle s’appuie l’administration fiscale pour déterminer et taxer les

bases imposables, est particulièrement concernée face à une réorganisation

de l’espace international. De là émerge la menace la plus sérieuse pour

l’impôt, celle qui par ricochet peut s’étendre à l’IR comme à la TVA.

La difficulté d’imposer les résultats de ces entreprises est, on le sait,

réelle et liée à la question de la territorialité de l’impôt. Cette question

soulève des problèmes d’une très grande technicité qui paraissent même

parfois inextricables, tant s’y entremêlent des enjeux de niveaux très

différents.

L’OCDE en a très rapidement pris en compte les conséquences

pour le système fiscal international. Elle note dans son dernier rapport

intérimaire sur la lutte contre l’érosion des bases d’imposition et les

prix de transfert (BEPS) qu’« il est essentiel de bien comprendre les

conséquences de la numérisation de l’économie sur la façon dont les

entreprises exercent leurs activités et créent de la valeur pour s’assurer

que le cadre fiscal répondra bien aux défis posés ».

Par ailleurs, 127 pays représentant 90 % de l’économie mondiale ont

donné leur accord à l’OCDE pour que soient étudiées et proposées d’ici

fin 2020 des mesures permettant une taxation des multinationales. Ce qui

a fait dire à Pascal Saint-Amans, que « la communauté internationale a

fait un pas significatif vers la résolution des défis fiscaux soulevés par

la numérisation de l’économie » (8). Il ajoute encore : « Les États se sont

accordés pour examiner des solutions potentielles qui moderniseraient

les principes fiscaux fondamentaux pour une économie du xxie siècle,

où des entreprises peuvent être fortement impliquées dans la vie

économique de différentes juridictions sans y avoir une présence

physique significative et que des nouveaux éléments de création de

valeur, souvent incorporels, sont de plus en plus importants ».

Les propositions, telles qu’elles figurent dans le document approuvé

par le Cadre inclusif sur le BEPS, devraient s’articuler autour de deux

piliers.

Le premier « traite de la manière dont les règles actuelles,

qui répartissent le droit d’imposer les revenus des entreprises

multinationales entre différentes juridictions, dont les règles

traditionnelles de prix de transfert et le principe de prix de pleine

concurrence, pourraient être modifiées afin de prendre en compte

les transformations de l’économie mondiale apportées par la

numérisation. Cela impliquera le réexamen de la règle du “lien” – à

savoir, comment déterminer la connexion qu’a une entreprise avec

une juridiction donnée – ainsi que celui de la règle permettant de

déterminer le montant de bénéfices à allouer à une activité menée

dans cette juridiction. Le Cadre inclusif étudiera des propositions

basées sur les notions d’actifs incorporels de commercialisation, de

contribution des utilisateurs, et de présence économique significative.

Il examinera aussi la manière dont ces propositions pourraient

moderniser le système fiscal mondial afin de résoudre les défis fiscaux

soulevés par la numérisation de l’économie » (9).

Quant au deuxième pilier, il « a pour objectif d’appréhender les

risques qui subsistent en matière de BEPS, et examinera deux règles

interdépendantes conçues pour offrir aux juridictions des outils pour

les cas où des revenus sont soumis à une imposition nulle ou très

faible » (10).

Autrement dit, il s’agit d’examiner de quelle façon il serait possible

de déplacer le droit de taxer dans le pays où est installée l’entreprise

vers celui où sont situés les consommateurs ou les fournisseurs de

données. Il est également question d’étudier la capacité d’un État « à

imposer des bénéfices dès lors qu’un autre État disposant de droits

d’imposition appliquerait un taux effectif d’imposition très faible sur

ces bénéfices. Ces propositions s’appuient sur le constat que certains

défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie s’inscrivent

la numérisation de l’économie – Note politique du 29 janvier 2019.

dans le contexte plus large de la lutte contre les pratiques qui

subsistent à ce jour en matière de BEPS ; elles tiennent également

compte d’évolutions survenues récemment, comme la réforme fiscale

adoptée aux États-Unis » (11).

Au total il est bien admis aujourd’hui que le développement du

numérique et la mondialisation qui sont indissociables engendrent

un nouveau modèle économique au sein duquel la valeur prend une

forme nouvelle. Cette alliance est source d’une a-territorialisation (12)

qui se substitue à la classique déterritorialisation. C’est à elle que

sont confrontées des administrations fiscales encore sédentaires et un

droit fiscal qui semble parfois pétrifié et encore largement figé dans le

XXe siècle.

Il faut souligner que ce ne sont pas les formes les plus visibles et

parfois spectaculaires des délocalisations de la matière imposable de

certaines entreprises et de riches contribuables qui sont essentielles.

L’essentiel est dans un processus de disparition des bases d’imposition

moins visible et bien plus redoutable qui tend à s’étendre à l’ensemble

des activités entrepreneuriales. Cette a-territorialisation nourrit une

forme inédite d’évasion fiscale qui épouse cependant les dispositifs les

plus classiques d’évitement de l’impôt mais en en décuplant les effets.

S’il est crucial, pour des raisons budgétaires et de justice fiscale, de

savoir comment imposer les résultats des entreprises du numérique,

et où les imposer, il est devenu urgent de relier un tel souci à la

question fondamentale de l’existence de l’impôt et par conséquent,

on l’a dit, de sa nature, de sa fonction, de son sens dans la société

contemporaine. En effet, avec ces entreprises qui se déplacent dans un

espace parallèle et dont le lieu d’installation devient insaisissable, se

développe un nomadisme des contribuables et de la matière imposable

particulièrement redoutable. Cette situation remet fondamentalement

en cause les cadres fiscaux, juridiques et administratifs, habituels. Elle

les menace directement et en fait apparaître la faiblesse et la fragilité.

Si la tendance actuelle vers une érosion des bases d’imposition devait

se poursuivre, autrement dit si des réponses suffisamment efficaces

n’étaient pas rapidement apportées par les institutions internationales,

il en résulterait à coup sûr des prises de position désordonnées de la

part des États, source d’une incapacité à parer la menace qui pèse sur

la fiscalité. L’affaire est en réalité bien plus grave qu’elle n’en a l’air.

Chacun en a l’intuition sinon la certitude, il est urgent de dépasser les

corporatismes territoriaux ; il y va de l’avenir de la démocratie et du

bien-être des populations.

On l’a compris, il y a là un danger sérieux pour l’impôt. Les évolutions

actuelles peuvent légitimement faire craindre que les finances publiques

soient rapidement atteintes dans leurs fondements. Elles portent en

germe le passage vers un modèle de société dans lequel la place de la

fiscalité n’apparaît pas à l’évidence. Une mesure essentielle, à portée

symbolique tout autant que concrète, serait de sécuriser cet élément

moteur des politiques publiques et de l’État qu’est l’impôt en lui

conférant une visibilité et une présence qu’elle n’a pas aujourd’hui. Elle

figure certes en bonne place dans la DDHC avec les articles 13 et 14

mais il serait bienvenu d’intégrer les principes qu’ils contiennent13 au

sein de la Constitution par l’écriture d’un article spécifique. Cet article

devrait être placé en tête du texte constitutionnel dans la mesure où

c’est sur l’impôt que reposent toutes les institutions publiques.


Une société sans État ?

Il est clair que le défi auquel la fiscalité est confrontée est majeur

et les obstacles à franchir considérables. Faut-il, dans ces conditions,

persévérer dans la recherche d’un perfectionnement d’instruments

juridiques et administratifs qui sont dépassés par les évolutions de leur

environnement ? N’est-ce pas notre conception de la fiscalité qui est

à changer ? Ne faudrait-il pas procéder à une évaluation de la validité

du système que forment les impôts sans esquiver la question de leur

interdépendance ? La majeure partie des prélèvements obligatoires

qualifiés de « modernes » ont été inventés pour un État centralisé

relativement fermé et pour un modèle économique enraciné dans le

développement industriel qui en était le reflet. Il faudrait d’ores et déjà

en reconsidérer le bien-fondé et la pertinence dans un monde ouvert,

multipolaire, irrigué par le digital, plus compétitif que jamais et ayant

à relever le défi du choc du numérique et de la robotisation.

Dans ce système fiscal blessé par les transformations de son

environnement se pose une question de fond, celle de sa nature, de sa

fonction et donc d’une légitimité qui demande à être redéfinie. C’est là

un sujet d’importance. Ainsi, hormis la nécessité de dégager des règles

pour endiguer l’évasion fiscale dont le bien-fondé n’est pas contestable,

il est crucial de s’interroger également sur l’impôt du XXIe siècle, et ce

hors des cadres de pensée du XIXe et du XXe siècle.

Nous sommes aux prises avec l’installation d’une civilisation

nouvelle et nous devons en tenir compte. Dans les prochaines années,

la fiscalité et, par effet systémique, le secteur public et les pouvoirs

politiques sont appelés à connaître des bouleversements sans précédent

sous l’effet des phénomènes majeurs que sont la métropolisation, le

numérique et la mondialisation. C’est sur la base d’un développement

inexorable de l’intelligence artificielle et du nouveau modèle

d’entreprise, mais aussi des métropoles portées par une intense poussée

démographique et irriguées par l’intelligence artificielle que se joue

l’avenir du politique et de l’impôt. Cette combinaison pourrait favoriser

l’auto-développement d’un nouveau modèle économique et politique

en réseaux sans que quiconque soit en mesure d’en maîtriser le sens

hormis peut-être les GAFAM ou les BATX14.

Les mutations institutionnelles sont du reste bien engagées. On

observe qu’insensiblement le développement conjoint des métropoles,

à l’origine d’une organisation des territoires en réseaux horizontaux

nationaux et internationaux, et des géants du numérique, remodèle

peu à peu l’ensemble de la vie en société. Elles sont déjà des relais

d’États affaiblis par les crises. Un modèle économique et financier se

dessine, son évolution sera déterminante pour la qualité du lien social

et plus encore la pérennité ou plutôt la transformation et la réforme

des institutions politiques locales ou nationales. C’est une forme

nouvelle du vivre ensemble ou sa fin qui est en jeu. On est de toute

façon fondé à penser qu’une évanescence de la centralité telle qu’on l’a

connue s’est amorcée. Les métropoles et les géants du numérique sont

amenés à bousculer nombre de certitudes intellectuelles et de situations

institutionnelles acquises.

Tout aujourd’hui semble indiquer que le passage vers une société

sans État fait partie des futurs possibles. L’univers des internautes est

un univers du marché qui se passe volontiers du politique et dans lequel

l’évasion fiscale internationale est la conséquence logique d’un modèle

économique qui s’auto-construit en l’absence d’un cadre juridique et

administratif qui lui serait adapté.

En d’autres termes une société nouvelle qui incarne les propositions

des plus radicaux des libéraux, les libertariens, s’auto-institue et porte

en germe une civilisation dans laquelle l’État n’a pas sa place. Une

plongée dans l’inconnu, un basculement pour l’instant incontrôlé

vers une autre galaxie est en train de se produire sur fond de luttes

d’influences entre les grands du numérique, ceux du continent

américain et ceux du continent asiatique.

Il est vrai qu’il est encore difficile de percevoir nettement les

conséquences de ces évolutions qui se fondent imperceptiblement

dans les méandres d’une intelligence artificielle dont les producteurs

se disséminent sur la planète. Et cette direction est amplifiée par un

modèle économique qui se construit au dehors du champ politique

traditionnel et qui est porteur d’une société sans État, à la fois virtuelle

mais aussi bien réelle, qui tranche avec la société traditionnelle. Elle

lui est parallèle tout en la pénétrant. Elle remet fondamentalement

en cause les cadres fiscaux, juridiques et administratifs et politiques

habituels.

C’est la menace sur l’impôt qui est la plus redoutable car elle

concerne directement la survie de l’État. Plus encore, la mort de la

fiscalité signerait à coup sûr celle de tout le secteur public.


Michel BOUVIER



(1) Cf. les sondages IPSOS pour Le Monde et FONDAFIP d’octobre 2013 et de novembre 2018

(2) Cf. Bouvier M., « Les Français et les impôts : quelle fiscalité pour quelle société ? »

(3) Sorman G., La solution libérale, Fayard, 1984.

(4) Voir deux rapports téléchargeables gratuitement : Rapport FONDAFIP (février 2013), « Les

impôts affectés : quelle légitimité ? » sur www.fondafip.org. Rapport du CPO (juillet 2013),

« La fiscalité affectée : constats, enjeux et réformes » sur www.ccomptes.fr

(5) On observera toutefois que la fiscalité n’est pas le facteur essentiel de localisation des

entreprises, contrairement à bien des idées reçues en ce domaine.

(6) Sur la question du consentement à l’impôt, cf. Michel Bouvier, Introduction au droit

fiscal général et à la théorie de l’impôt, LGDJ, 2017, 3e éd.

(7) Bouvier M., Pour une mobilisation générale contre le désarroi fiscal ! in Le Cercle

Les Échos du 19 septembre 2013 : http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/politiqueeco-

conjoncture/fiscalite/221180102/mobilisation-generale-contre-desarroi Cf. également :

« Les Français et les impôts : quelle fiscalité pour quelle société ? », Éditorial, in RFFP

nov. 2013, n° 124, p. V.

(8) In Note OCDE du 29 janvier 2019

(9) Note OCDE. Voir également le Projet OCDE G20, Relever les défis fiscaux soulevés par

la numérisation de l’économie – Note politique du 29 janvier 2019.

(10) Note OCDE. Voir également le Projet OCDE G20, Relever les défis fiscaux soulevés par

(11) Projet OCDE G20, Relever les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie

- Note politique du 29 janvier 2019.

(12) Cf. Bouvier L.-A., « De la déterritorialisation à l’a-territorialisation de l’impôt : la

taxation des bénéfices face à la révolution numérique », in RFFP sept. 2017, n° 139,

p. 165.

(13) Principe de consentement, d’égalité, de nécessité.

(14) Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi.

RFFP n°145 - Sommaire

Nouvelles stratégies financières des collectivités territoriales

RFFP n° 145 – Février 2019


Éditorial : Société sans impôt, société sans État ?, par Michel Bouvier......... V

NOUVELLES STRATÉGIES FINANCIÈRES DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

Un besoin de nouvelles stratégies dans un cadre de réformes institutionnelles et financières historiques : la place centrale du Pacte financier et fiscal « communes-EPCI », par Patrice Raymond................... 3

Les enjeux de la maîtrise du fonctionnement dans l’environnement financier des collectivités territoriales, par Olivier Nys et Bruno Daller................... 17

La certification des comptes des collectivités : quelles finalités ?, par Laurent Guyon........... 31

La certification des comptes des hôpitaux publics : retour d’expérience sur la préparation et les premières années de mise en oeuvre, par Patrick Aumeras...... 45

Le diagnostic global d’entrée dans la certification des comptes publics locaux, par Thierry Vught.............. 63

La certification des comptes publics locaux : Vers un compte financier unique (CFU) pour quel objectif ?, par Pierre Van Herzele............. 75

Les aspects financiers des contrats de la commande publique et la prévention des risques des collectivités publiques, par Marie-Caroline Vincent-Legoux..... 83

L’emprunt et le besoin de financement des collectivités locales : les leçons de l’histoire, par Yann Doyen............... 97

Loi sur la transition énergétique et la croissance verte : contexte et impact sur la relation entre banque et collectivité, par Arnaud Berger et Jean-Luc Jacquot................ 109

• DOSSIER SPÉCIAL : LES RÉVOLTES FISCALES

Des similitudes des révoltes fiscales. L’exemple de la révolte des bonnets rouges (1675 – 2013), par Cédric Guillerminet................. 123

Gérard Nicoud et la révolte des indépendants contre l’injustice fiscale, par Ramu de Bellescize................ 157

Les rébellions fiscales des nouveaux privilégiés, par Guy Quintane............. 173

La révolte des nu-pieds : une union des ordres face à la centralisation fiscale, par Benoît Jean-Antoine.................. 189

Entre souci d’exemplarité et nécessité d’individualisation de la peine.

Quelques observations sur la répression des révoltes fiscales sous l’Ancien Régime, par Fabrice Desnos............... 203

CHRONIQUE DE GOUVERNANCE BUDGÉTAIRE

Le pilotage des effectifs et de la masse salariale en secteur public : entre Compostelle et Sisyphe, un enjeu stratégique, par Frédéric Sternenberg...... 217

Pratique et limites des décrets d’avance sous l’empire de la loi organique relative aux lois de finances, par Clément Lechaire et Geoffroy de Vitry.... 237

Le contrôle supérieur des États : une naissance compliquée et prometteuse. Qu’en reste-t‑il aujourd’hui ?, par Jean-Raphaël Alventosa............... 271

• CHRONIQUE FISCALE

Dix ans après la crise, où en sommes-nous dans les réformes de fiscalité internationale ?, entretien avec Pascal Saint-Amans mené par Brigitte Alepin.................... 289

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE LOCALE

Comment le bloc communal maîtrise-t‑il ses dépenses de fonctionnement pour faire face à la contrainte budgétaire initiée par l’État ?, par Éric Portal........... 299

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE COMPARÉE

Perceptions et réalité du contrôle citoyen en République du Bénin à l’ère de la Décentralisation, par Ziné Kora Gounou......................... 315

• CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

Vient de paraître............... 343

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