Pour une institution de régulation des finances publiques


La crise sanitaire maîtrisée il faudra « remettre sur pied » des finances publiques dont les fondamentaux ont été sérieusement bousculés par la nécessité de parer au plus pressé et dont la question de la soutenabilité va se poser de manière cruciale. La capacité à développer une vision stratégique pour les finances publiques va s’avérer indispensable pour maîtriser un déficit et une dette publique susceptibles de mettre en cause l’équilibre politique, économique et social de la société. Or, une stratégie suppose de rompre avec une culture du court terme qui s’est imposée ces dernières années, favorisée par un individualisme excessif associé à une économie prisonnière des marchés financiers.

La violence de la crise sanitaire actuelle a très vite et très clairement mis en évidence le danger de cette situation et elle nous conduit impérativement à penser le moyen et le long terme. Il s’agit d’aborder une question récurrente jamais résolue, celle de la régulation ou encore du pilotage du système financier public. Nous avions abordé ce sujet dans notre précédent éditorial et nous proposons de le prolonger ici compte tenu de son caractère crucial.

En effet, c’est le contrôle de la transformation d’un monde qui évolue au hasard des connexions d’une extrême diversité d’acteurs et par conséquent d’intérêts qui est en jeu avec le pilotage des finances publiques tant elles sont présentes dans les moindres replis de nos sociétés.

L’incapacité de maîtriser l’évolution des dépenses publiques, de la pression fiscale, de la dette publique et des déficits publics depuis des dizaines d’années malgré la sophistication parfois caricaturale des outils du contrôle de gestion met en évidence une faille dans le processus de régulation du modèle financier public. Ce processus est confondu avec celui du contrôle de la gestion. Cette confusion conduit à centrer les réflexions sur les techniques et les outils, par exemple la mise en œuvre d’une comptabilité d’exercice, d’indicateurs de performance, d’un contrôle interne ou encore d’une programmation pluriannuelle, qui ne sont que des instruments de gestion, alors qu’en préalable il conviendrait de s’interroger sur la pertinence du processus de décision qui est quant à lui de l’ordre du politique. Cette identification du contrôle de la décision au contrôle de la gestion est à l’origine d’un quiproquo qui non seulement conduit à l’impuissance à réaliser une soutenabilité durable des finances publiques mais bloque une réforme en profondeur de leur modèle. C’est à notre sens une question délaissée, ou plutôt détournée vers le processus de gestion qui est en jeu, celle de la construction d’un processus de régulation comme élément clef du modèle financier public.

Cette assimilation de la décision à la gestion est le fruit d’un phénomène qui a marqué les quatre dernières décennies qui ont vu se développer l’intégration de deux mystiques :

– une mystique du marché avec l’entrée dans la crise économique du milieu des années 1970. Les finances publiques ont alors été l’objet de critiques déstabilisantes pour la fiscalité comme pour la dépense publique ;

– à partir des années 1980 une seconde mystique est apparue, une mystique gestionnaire, déstabilisante pour le droit public financier mais en parfait accord avec la première.

La proximité de ces deux mystiques, sinon leur essence, avec la culture marchande de l’entreprise s’est articulée avec le besoin légitime de moderniser la gestion publique en lui adaptant les outils du management privé. Assurément, cette modernisation était nécessaire. Mais le besoin de maîtriser les dépenses publiques s’est trop souvent transformé en une véritable idéologie, avec les préjugés, les excès et finalement l’intransigeance qui caractérisent toutes les idéologies. Un imaginaire qui, à notre sens, ne doit pas être pris à la légère car « c’est (souvent) la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir la réalité ».

Or, la réalité ne peut se définir de la sorte. Le monde d’aujourd’hui est un monde où agissent des acteurs radicalement différents de ceux du xxe siècle, avec des moyens technologiques pour la plupart alors inconnus auxquels ont affaire les finances publiques. C’est pourquoi les modèles financiers publics efficaces en leur temps ont été peu à peu érodés et débordés par une mystique gestionnaire. En s’imposant, cette mystique fait écran au final à l’identification d’une question clef, celle de la construction d’un modèle financier public régulé, c’est‐à‐ dire pilotable. Elle envahit les réflexions et sombre dans une inflation de techniques de plus en plus compliquées amplifiée par l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) devenue indispensable. Un besoin essentiel pour l’efficacité du système financier public se trouve ainsi masqué, celui de l’adaptation de son dispositif de décision, qui est quant à lui de l’ordre du politique, à un environnement en pleine mutation.

C’est donc dans ce contexte, qui confond gouvernance et gestion, que se dessine actuellement le futur des finances publiques. La crise actuelle devrait être l’occasion d’en reconstruire le modèle selon une logique reposant sur une synergie d’acteurs, comme nous l’évoquions dans l’éditorial du n° 154 de cette revue.

Il n’est pas inutile de rappeler que la question de la régulation d’un processus de décision à multiples acteurs a été esquissée au cours des années 1980 notamment du fait de la montée en puissance de la décentralisation. Le rapport Vivre ensemble de 1976, qui l’avait déjà soulevée, avait relevé que les finances publiques devaient s’entendre de l’association des finances de l’État, des collectivités locales, mais aussi de la sécurité sociale.

Comme on sait, l’inclusion des trois domaines s’est imposée ensuite dans le cadre du développement de la communauté européenne avec le traité de Maastricht (1992) et les textes qui l’ont complété. Il s’en est suivi le besoin d’une coordination et d’une harmonisation des diverses composantes des finances publiques dans le but d’en assurer un pilotage cohérent, de rationaliser un processus de décision qui concerne des milliers d’acteurs. C’est dans cet esprit que s’est fait en 2006 le lancement par le Premier ministre de la première « Conférence nationale des finances publiques » (CNFP).

Cette conférence réunissait les représentants des trois grandes composantes des finances publiques, afin de dégager les voies d’une maîtrise des dépenses publiques et de la dette. Elle était associée à un Conseil d’orientation des finances publiques (COFP). Cette institution, qui s’est très peu réunie a été supprimée lors de la mise en place du Haut Conseil des Finances Publiques en 2013.

On rappellera aussi qu’une nouvelle Conférence des finances publiques, associant État, collectivités territoriales, organismes de sécurité sociale, a été instituée par la loi de programmation pluriannuelle des finances publiques 2014‐2019. Elle n’a cependant jamais été réunie et a finalement été supprimée par un décret du 23 décembre 2016.

C’est encore dans la même logique que les États généraux des comptes de la Nation se sont tenus le 6 juillet 2017 à Bercy, à l’initiative du ministre de l’Action et des Comptes publics, et auxquels étaient conviés les parlementaires, les représentants des collectivités territoriales et des organismes de sécurité sociale, les partenaires sociaux, des personnalités de la société civile, ainsi que le Premier président de la Cour des comptes.

Ainsi, et après beaucoup de tâtonnements, cette quête d’une institution de régulation des finances publiques n’a pas abouti, ou plutôt a abouti à un dispositif qui a laissé de côté la fonction de contrôle‐régulation pour se centrer sur celle de contrôle‐vérification : le Haut Conseil des Finances Publiques (HCFP).

Toutefois, ces tâtonnements sont significatifs de la recherche d’une culture de la décision financière publique mieux adaptée aux évolutions des sociétés contemporaines. La CNFP aurait pu parfaitement constituer l’embryon d’une future institution de régulation des finances publiques. Il conviendrait d’en réévaluer la pertinence et de réfléchir à la forme qu’elle pourrait prendre aujourd’hui.

En effet, la voie qui a été empruntée avec la Conférence nationale des finances publiques devrait, à notre avis, être explorée sachant que celle‐ci n’est pas exempte de critiques, notamment parce qu’elle ne se prononçait pas sur les recettes ou encore parce que la structure ne reposait pas sur un statut juridique permettant de lui assurer une réelle solidité. Elle n’était pas non plus une institution pérenne mais plus encore, et c’est fondamental, elle n’a jamais été conçue comme une institution permanente.

On peut estimer que la logique qui a abouti à la création du HCFP pourrait être poursuivie en attribuant à cette instance des compétences plus larges que celles qui sont les siennes actuellement. On veut dire par là des compétences qui élargiraient certes le champ de son contrôle‐ vérification, comme le dernier rapport de la Cour des comptes ou le rapport Arthuis le préconisent, en incluant par exemple l’appréciation du réalisme de la prévision des recettes et des dépenses, mais il conviendrait d’aller au‐delà en y ajoutant une fonction nouvelle, celle de contrôle‐régulation.

Pour résumer, il s’agirait donc de construire une institution permanente qui satisferait non seulement à un objectif de contrôle‐ vérification mais aussi à un objectif de contrôle‐régulation. Autrement dit, le nouvel HCFP occuperait une place dans le système de gouvernance en tant que dispositif pluriel d’aide à la décision.

Il est urgent de construire un nouveau modèle financier public car c’est un nouvel équilibre politique, économique et social qu’il convient d’instituer. Ce ne sont pas seulement des personnes physiques ou des entreprises qui sont fragilisées par la Covid‐19, c’est le monde actuel. Les sociétés, les institutions qui ont été bâties au fil du temps sont aujourd’hui d’une très grande fragilité. Et la menace d’une crise sociale, économique, politique, plus grave que celle que nous connaissons actuellement est à prendre au sérieux. Pour la prévenir, des institutions financières publiques solides sont indispensables. S’il n’est pas mis un terme à une manière de procéder, qui consiste souvent dans un assemblage de solutions sans réelle cohérence, cette situation, révélatrice d’une incapacité à créer de nouvelles institutions, ne peut qu’aller en s’aggravant.

Michel BOUVIER 

RFFP n°155 - Sommaire

Souveraineté de l’État et financiarisation du droit

RFFP n° 155 – Septembre 2021



Éditorial : Pour une institution de régulation des finances publiques, par Michel Bouvier..... V

• SOUVERAINETÉ DE L’ÉTAT ET FINANCIARISATION DU DROIT

La souveraineté de l’État à l’épreuve de la financiarisation du droit, par Katia Blairon..... 3

La souveraineté monétaire au fondement de la souveraineté financière, par Sébastien Évrard..... 15

Souveraineté monétaire et financiarisation, par Yamina Tadjeddine..... 27

La financiarisation de la comptabilité publique : déconstruction d’une idée reçue, par Sébastien Kott..... 39

La financiarisation du droit, la dette publique et la souveraineté de l’État, par Christophe Pierucci..... 51

Succession d’États et dettes souveraines : entre respect de la souveraineté étatique et préservation de la souveraineté du peuple, par Mélanie Dubuy..... 63

Les contournements du droit fiscal national. Un souverain sans pouvoir fiscal ?, par Céline Viessant..... 75

Solidarité budgétaire des États et métamorphose de la souveraineté politique, par Michel Bouvier..... 87

Le concept britannique de souveraineté : un modèle transposable ?, par Alexandre Guigue..... 101

• DOSSIER : TIERS-LIEUX

Le co-working à l’épreuve du home working. Quel avenir pour les tiers-lieux après la crise sanitaire ?, par Fabien Bottini..... 115

Les expériences Ville de Paris – Région Île-de-France, par Marie-Christine Baranger..... 125

Tiers-lieux à l’ère du numérique : Vers la mise en place de « tiers lieux » de la télémédecine ?, par Amandine Cayol..... 133

L’insaisissable fiscalité des tiers-lieux, par Jean-Raphaël Pellas..... 141

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE BUDGÉTAIRE

Chiffre(s), finances publiques et protection de l’environnement, par Christelle Ballandras-Rozet et Rémy Dufal..... 155

Le droit public financier allemand. Un aperçu comparatiste, par Hugues Rabault..... 183

• CHRONIQUE FISCALE

CONSENTEMENT À L’IMPÔT : COMMENT LE RÉACTIVER ?

Quelle réalité du consentement à l’impôt dans le cas des pays en développement ?, par Noureddine Bensouda..... 205

Le recours à l’impôt est inévitable : mais avec quelle légitimité ?, par Michel Bouvier..... 213

La complexité fiscale, obstacle au consentement à l’impôt, par Alain Lambert..... 225

Consentement à l’impôt et lutte contre la fraude fiscale, par Romain Grau..... 235

Le Parlement et le consentement à l’impôt, par Charles Guené..... 241

FISCALITÉ DES NON-RÉSIDENTS

La fiscalité appliquée aux revenus de source française des contribuables domiciliés hors de France. Vers des aménagements de la réforme consacrée par la loi de finances pour 2019 ?, par Simon Daragon..... 249

• CHRONIQUE DE GOUVERNANCE FINANCIÈRE LOCALE

L’ambivalence de la réforme de la fiscalité locale pour l’échelon départemental, par Camille Cubaynes..... 267

• CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE

Vient de paraître ..... 289 

×